L’absence est là

Dans Notes pour trop tard, Orelsan écrit :
« des proches un peu pressés
partiront avant toi
tu verras des gens heureux prendre un appel
leur visage se décompose
et rien n’est plus jamais pareil »

Il y a cinq ans, j’ai reçu cet appel
Et rien n’a plus jamais été pareil.

Mon meilleur ami s’est suicidé. C’était son choix. Mais cela ne change absolument rien au travail de deuil pour ceux qui restent. C’est la première fois que je l’écris. Je préférais dire qu’il était « parti », car le terme « suicide » était trop violent pour moi. Mais c’est le cas. Et j’ai survécu.

2016-13-4--01-06-59

J’avais 21 ans lorsque j’ai perdu l’homme de ma vie.
Depuis, j’ai mis ma vie en mode « pilote automatique ».
Je continue, puisqu’il ne peut plus le faire. Qu’il ne voulait plus le faire.

Il était mon meilleur ami, mon pilier, mon âme sœur.

En le trouvant, je m’étais trouvée.
En le perdant, je me suis perdue.

Un choix s’est offert à moi quand il a décidé de partir : me morfondre ou vivre. Même si rester des journées dans mon lit à le pleurer m’a au début tenté, j’ai choisi de continuer à vivre. Car c’est ce qu’il aurait fait à ma place. Et je sais que c’est ce qu’il voulait pour moi.

Les premiers mois sans lui ont clairement été de la survie. Après deux trois semaines, la vie avait repris son cours pour la plupart des gens autour de moi. J’ai suivi le mouvement, tenté de continuer mes études, voulu combler ce vide comme je le pouvais, en vain. Après deux mois à la fac, j’en ai eu assez d’écouter des profs me parler de choses abstraites assise derrière une table. J’ai alors décidé de devenir ce que je suis, comme il me le répétait souvent. Je me suis donc inscrite à une formation pour devenir correctrice et j’ai pris des billets d’avion pour la Finlande avant de commencer cette nouvelle vie.

Et aujourd’hui, j’en suis là.

Une partie de moi est morte avec lui.
Je suis devenue adulte en l’espace d’une seconde.
Certains pensent peut-être que j’ai changé, mais je ne me suis jamais sentie autant moi-même qu’aujourd’hui.
Aujourd’hui, quand je ne suis pas contente, je le dis.
Aujourd’hui, quand je suis heureuse, je le vis.
Que cela plaise, ou non.

Car oui, après lui, c’est une nouvelle vie qui a commencé, plus fade et dénuée de sens au premier abord. Aujourd’hui, je relativise. Je la vois comme une seconde chance. Il m’a donné les clefs pour me permettre d’être une meilleure personne. Il a quitté ma vie aussi brutalement qu’il y est entré, mais il me permet de savourer davantage ma seconde vie. Il est le plus beau souvenir de ma première.

1491479_10206400861245823_457569837865378634_o (2)

Tu es mon plus beau souvenir.

Tout me manque. Les liens de musique envoyés par e-mail, les photos des pages d’un livre qu’il était en train de lire, son regard sur moi, les citations envoyées par SMS, sa voix quand il me faisait la lecture d’un livre de Flaubert sur une plage ou en voiture, ses bras autour de moi, nos journées révisions à la bibliothèque et nos pauses « grand Mocha blanc », son intelligence, nos sorties ciné et notre découverte des sièges deux places, la sécurité que j’éprouvais à ses côtés, nos escapades improvisées en bord de mer à dormir dans la voiture, dormir avec lui, son insouciance, sa confiance en moi, admirer les étoiles allongés sur un trampoline, se balader main dans la main, son rire. Tant de choses me manquent. Et quand cela devient trop dur, je me replonge dans nos souvenirs pixellisés — mais avec le temps, j’ai appris que ce n’était pas le plus important, ni le plus efficace pour combler ce manque ou l’apaiser. Je me surprends à ouvrir ce dossier de moins en moins souvent avec les années, et à me replonger davantage dans ceux que j’ai toujours avec moi et qui constituent ma richesse.

Le plus dur dans tout ça ? Se convaincre que la personne disparue a existé. Qu’il ne s’agit pas seulement d’un songe. Une chimère. Les souvenirs vécus à deux n’existent plus qu’à travers la personne qui reste. Quand je me replonge dans certains souvenirs, il y a toujours un temps où je me dis « Mais est-ce vraiment arrivé ? ». C’est pour cette raison que j’ai décidé il y a quatre ans déjà d’écrire notre relation, de tout coucher sur papier : pour aider mon cerveau à trier les souvenirs et les rêves. J’avoue que cette cinquantaine de pages peut paraître comme de la triche, mais j’ai tenu à être prévoyante. Il m’aura fallu un an pour l’écrire, mais dorénavant notre histoire est compilée et je l’aurai toujours avec moi. Et puis il y a cette boîte. Cette boîte que j’avais remplie de petits cadeaux pour lui faire une sorte de panier garni à un Noël et qui maintenant renferme tout ce que j’ai pu récupérer de lui. Il y a aussi ses vêtements. Mais j’avais peur de perdre ces choses matérielles, et qu’il ne reste alors plus rien de lui. Donc il y a ce tatouage (de ces cinq mots qu’il m’avait écrits après notre roadtrip en Normandie) fait un peu moins d’un an après son départ. Il est dans mon dos comme pour signifier qu’il appartient au passé, mais qu’il est toujours auprès de moi, à jamais. Le dos aussi parce que je le regarde seulement lorsque j’ai envie ou besoin de le regarder — comme quand je pense à lui.

IMG_0513

Tu es le monde dans lequel j’aime me réfugier. Tu es mon monde. Ça me rassure de t’avoir toujours avec moi. Je ne te perdrai pas comme on peut perdre un T-shirt, une lettre ou un bracelet offert à un anniversaire.

La douleur est la même qu’au moment où j’ai appris.

Cela va faire cinq ans cette année que tu es parti, et ça me fait toujours le même effet quand je pense à toi, quand je pense vraiment à toi. Tous les jours, je pense à toi, mais je ne pense pas vraiment à toi — car quand je pense vraiment à toi, je pleure comme au premier jour, c’est inévitable. J’essaie de me protéger et de ne pas penser vraiment à toi souvent. Je m’accorde des moments avec toi lorsque je ne suis pas bien, lorsque l’on me fait du mal ou que je dois prendre une décision importante. Pour prendre du recul, je viens te retrouver — j’ouvre alors ce dossier sur mon ordinateur, et je fais défiler nos souvenirs, ces photos de toi, nos conversations (que j’avais bien fait à l’époque de conserver), etc. Alors je me mets à pleurer — comme si je venais d’apprendre la nouvelle —, mais viennent ensuite le réconfort, la bienveillance, ta présence. Et je vais mieux. Je suis apaisée. Puisque tu es là.

Cinq ans de ton absence, déjà. Bordel. Cinq ans et pourtant je ressens toujours la même chose. Toujours ce même vide, ce même manque, ces mêmes questionnements. Est-ce que tu aurais été fier de moi ? Qu’est-ce que tu aurais fait à ma place ? Toi aussi tu penses que ce mec ne me mérite pas ? Oui, tu as raison, c’est un connard. Combien de fois j’ai eu ce réflexe de prendre mon téléphone et de vouloir t’écrire pour te demander des conseils, te raconter des épisodes de vie tumultueux… Ça ne dure qu’une demi-seconde, et je repose mon téléphone, mais ce sont des demi-secondes tellement violentes. Puisque tu n’es plus là.

C’est ce paradoxe qui est compliqué à gérer dans le deuil. Savoir qu’il n’est plus là, et en même temps, ce sentiment de ne l’avoir jamais eu aussi près de moi. Lorsque je fais face à une situation compliquée, je puise de la force en lui et je fonce — que ce soit dans ma vie personnelle ou professionnelle. Dans tous les cas, tu m’accompagnes — mais tu n’es pas là pour voir ça.

Gilles est parti le 7 mai 2015. Nous avions des projets, des idéaux et rêves communs. Son départ m’a permis de réaliser à quel point la vie est courte. Oui, c’est bateau. Mais quand on y pense, ce n’est pas si con. Quand on a tout perdu, on n’a plus rien à perdre. C’est devenu un peu mon credo depuis ce 7 mai 2015. Je me suis alors donné pour mission de concrétiser tous nos projets, idéaux et rêves. Et j’ai parcouru un bon chemin depuis cinq ans. D’un côté, après avoir traversé ce que j’ai pu traverser, plus grand-chose fait peur.

Il m’avait écrit un jour : « Si tu n’es pas contente, dis-le. Si t’es heureuse, vis-le. » C’est ce que je m’applique à faire depuis ces cinq dernières années. J’ai dit quand je n’étais pas contente. Je me suis accordé de nombreuses parenthèses de bonheur, sans aucune modération.

Capture d’écran 2020-04-08 à 14.00.45

Son départ m’a fait réaliser que nous n’avons pas le temps, plus le temps. Plus le temps de se prendre la tête pour des futilités. Plus le temps de s’éloigner d’ami(s) pour des non-dits. Plus le temps d’attendre après des connards. Plus le temps de repousser ces rêves enfouis. Plus le temps de ne pas dire ou montrer aux gens qu’on aime qu’on les aime. Plus le temps de passer à côté de l’amour, sous toutes ses formes — qu’il soit éphémère, exclusif, à plusieurs ou même seul(e).

Alors prenez votre téléphone, écrivez à ces personnes qui vous sont chères et retrouvez-vous en terrasse, allez à un concert ou partez en week-end. Vivez.

Il y en a sûrement qui doivent penser que je t’érige en figure divine ou je ne sais quelle autre connerie. Mais non. En fait je fais de toi ce que tu étais déjà pour moi quand tu étais là : mon repère. Aujourd’hui, tu l’es encore, à quelques lettres près : tu es devenu mon repaire.

C’est fascinant de voir à quel point cet événement a conditionné le reste de mon existence. Il m’a fait prendre conscience que la vie peut basculer à tout moment — je ne dis pas qu’il faut être fataliste, ni avoir constamment peur qu’un de nos proches disparaisse violemment, mais juste savoir que ça peut arriver et tout faire pour en profiter au maximum. Depuis 2015, je fais en sorte de ne plus repousser ce que j’ai envie de faire, les moments où je pourrais voir les personnes que j’aime, les voyages que je rêve d’organiser, etc. L’été dernier, j’ai concrètement expérimenté ce concept : j’ai dit « oui » à tout ce qu’on me proposait, et ça a été fou. Cela m’a permis de revoir tous mes amis en l’espace de quelques mois, de Nantes à Lyon, en passant par Bordeaux et même la Suisse. Et je ne compte pas m’arrêter cette année : je risque de vadrouiller entre Toulouse, l’Italie, pourquoi pas la Norvège ou encore l’Estonie ?

« Why not ? »

Que reste-t-il dorénavant ? Des chemises qui ne portent plus ton odeur. Une boîte remplie de nos souvenirs. Cinq petits mots tatoués le long de ma colonne. Une chaise vide lors de nos soirées entre amis. Un mot doux et des sourires accrochés sur le frigo…

Pourquoi ce texte ? Sûrement pour faire le point dans le style « Cinq ans après », voir le chemin parcouru, constater que le temps passe à une vitesse folle, réaliser que je suis finalement plus forte que je ne le pensais, etc.

Vivre intensément apporte son lot de déceptions et souffrances, mais c’est le jeu je crois. Si l’on refuse de prendre le risque, on ne ressent pas, on n’aime pas, on ne vit pas en somme. Certes, j’ai bien morflé ces dernières années, en me livrant à certaines personnes qui ont certainement joué avec moi ou qui n’ont pas compris ma façon de penser, mais je suis tellement reconnaissante de vivre et de ressentir. J’ai vécu des parenthèses d’amour et de joie qui m’ont fait me sentir belle, aimée, rayonnante : vivante. Rien que pour ça, je pense que c’est la seule façon de vivre : vivre pleinement.

Les rencontres
L’amour sous les éclairs
Un événement musical dans un parc parisien
L’amour à la montagne
Courir sur la plage en pleine nuit
Admirer les aurores boréales sur un lac gelé
Embrasser à en perdre pied
L’amour à Paris
À Caen
En Finlande
Partout
Les déceptions
Les siestes dans des parcs ou sur les plages au Danemark
L’amour à la plage
Les verres pris en terrasse où l’on refait le monde
Les bières bues face à l’océan
Les verres de vin à la montagne
Le dépaysement
L’aventure
L’aventure
Puisse cette aventure durer le plus longtemps possible.

Merci d’avoir croisé ma route.
Merci de m’avoir aimée.
Merci de m’avoir appris que ma sensibilité était une force.
Merci de me guider encore aujourd’hui.
Merci mon loup.

IMG_0494

Cinq ans. Cinq ans déjà. Sincèrement, je ne pensais pas te survivre. Et pourtant, qu’est-ce que j’ai vécu en ces cinq années. J’ai ressenti des émotions intenses, contemplé des paysages magnifiques, rencontré de belles âmes. Pour en prendre réellement conscience, je me suis posée un jour et me suis remémoré tout ce que j’avais pu faire et accomplir pendant ces dernières années. Puis, comme à mon habitude, j’ai voulu illustrer ces cinq années. J’ai donc demandé à mes amis de m’envoyer les vidéos qu’ils avaient pu prendre de moi, de nous depuis 2015. En les ajoutant à mes archives personnelles, j’ai monté cette vidéo. Elle raconte : les voyages, l’attente, les rencontres, la danse, la lâcheté, le lâcher-prise, l’alcool, les au revoir, la fête, les retrouvailles, la musique, les challenges, le fait d’oser, la pause, l’amour, la joie, la frustration, la surprise, l’aventure, les chiens, la Finlande, Barcelone, le Danemark, la France, le monde, la convivialité, les concerts, l’empathie, la colère, la découverte, les conneries, l’envie, les festivals, la mer, les désillusions, les déménagements, les colocations, la vie en bord de mer, les coups de cœur, les déceptions, les Noël en famille, la nouveauté, la patience, les pleurs, les rires, l’amitié, les fous rires, les week-ends, les bars, le manque, la solitude, l’évasion, le plaisir, les regards, l’incompréhension, la tendresse, les discussions, les disputes, le silence, le bruit, l’absence, la présence, le quotidien : la vie.

La vie depuis toi et après toi.

Aux cinq prochaines années !

J’aurais dû passer cette journée avec ces personnes qui comptent, à rire, à rouler en voiture fenêtres grandes ouvertes et la musique à fond, à boire, à danser et à trinquer face à la mer, dans le brouillard des montagnes vosgiennes ou dans un bar à Barcelone en son souvenir. C’est la première fois que je suis seule pour passer cette fameuse date. Toutefois, une chose ne changera pas cette année : nous trinquerons ensemble mais à distance, nous rirons aussi, nous danserons même peut-être. À toi. Tu me manques.

1045153_10201423344171007_1107704996_n

J’espère que ma démarche aidera d’autres personnes — en plus de moi — qui ont vécu ou vivent cette situation : le deuil, le silence, l’absence. Je souhaite montrer à ces personnes et aux autres que l’on peut survivre. Même mieux : vivre.

Laisser un commentaire